Ouverture de cette expérience nouvelle

Lu par Caro

Bonjour Linda
Bonjour Thierry
Bonjour Ludovic
Bonjour Caroline
Bonjour Nicolas
Bonjour Nadia (à qui j’écrirai un texto à l’issue de ce mail)

C’est donc à moi que revient l’ouverture de cette expérience nouvelle. Tout ce qui est inédit est à priori inquiétant. Ou intéressant et passionnant. Tout dépend de la manière dont on envisage les choses. Les questionnements. Ici ou là, sur les réseaux sociaux, dans la rue avant que le confinement ne soit effectif, à la radio, sur les chaînes de télévisions, on nous dit tout et son contraire.

Aussi bien sur la façon dont nous sommes censés aborder cette situation que sur les conséquences futures, les répercussions que cela aura sur la marche du Monde et sur celle de nos vies.
Mais au-delà de la nécessité de vivre ensemble qui est le propre de l’humain, il y a des individus. Avec des parcours, des expériences, des âges, des façons de vivre et de ressentir, des passions et des comportements, des cultures, des appétits et des appétences, complètement différents.

Bon, je ne vais pas me lancer dans une dissertation philosophique, je veux simplement poser les choses et vous dire que je ne crois pas en une seule et unique vérité.
Alors pour cette première étape de notre correspondance, je vais simplement vous dire comment je suis passé, depuis jeudi dernier, d’une vie à peu près normale, même si se profilaient déjà à l’horizon les nuages du COVID-19, à une vie de confinement.

Je vous parlerai également de mes lectures, qui par un curieux hasard, rejoignent nos préoccupations du moment.
Commençons par le commencement. Et pour vous rassurer – si toutefois vous étiez inquiets – sachez que je suis en bonne santé, ainsi que mon épouse, qui partage ce confinement avec moi. Il y a des personnes pour qui ce confinement sera beaucoup plus compliqué que pour moi, et ce pour les raisons suivantes :

1) Nous sommes dans un appartement de 3 pièces de 55 m2 pour 2 personnes.

2) Il est lumineux et comme par hasard, les bruits habituels et souvent gênants venant de la rue de Belleville se sont très fortement atténués.

3 ) L’immeuble dispose d’une petite cour dans laquelle j’ai décidé de m’accorder des séances de sport depuis hier.

4) Ma bibliothèque est non seulement bien fournie mais également remplie de tout un tas d’ouvrages que je n’ai pas encore lus.

5) Nous ne manquons ni de pâtes ni de papier toilette 😄
Je commence : La semaine dernière, après la première intervention d’Emmanuel Macron jeudi soir, j’ai vu s’annuler tous mes cours d’escrime (pour ceux qui ne le

sauraient pas, je suis comédien mais également Maître d’Armes et à ce titre je dispense 3 cours par semaine à la salle d’Armes d’Ivry-sur-Seine pour des comédiens, des danseurs, etc), plus un atelier le samedi après-midi et un stage que je devais animer les 28 et 29 mars. Seul restait en suspens un spectacle privé à Disneyland dimanche 15 mars au matin.

Mais bon il a finalement été annulé dans la journée de samedi.
Tout ceci s’est de plus en plus précisé au fur et à mesure que le temps passait, et sans être devin, je voyais venir le confinement. Notre président n’a pas osé prononcer le mot dans son discours de lundi soir. Il a en revanche abondamment parlé de guerre, ce qui est assez risible lorsque l’on voit les images des populations syriennes fuyant les bombes, ou que l’on a connu des gens, de la famille, fuyant Paris en 1940 sous le mitraillage des avions italiens.
Je me suis donc, après m’être interrogé, fait le compte des heures et des contrats perdus, retrouvé en confinement. Chez moi. Mes activités ne sont pas essentielles pour le Pays, mes compétences ne permettent pas de sauver des vies, et je ne suis pas commerçant ou quoi que ce soit d’autre dont les activités sont « essentielles à la vie de la Nation ».
Au tout début, à part lire, me nourrir, dormir, je n’ai rien fait. Sensation étrange. Finalement assez bien vécue. Je ne suis pas un hyper-actif, mais je gère une compagnie de théâtre, je donne des cours, j’ai un spectacle en cours d’écriture, je travaille avec d’autres compagnies comme le Huitième Jour, bref j’ai toujours le sentiment de manquer de temps et je sais que je suis assez fatigué. Dont acte. S’autoriser à ne rien faire.
Curieusement l’ennui ne vient pas.
Pas encore ? Pas sûr. Il y a presque 3 ans je suis resté six semaines dans le plâtre à la suite d’une rupture du tendon d’Achille. Je pense que c’était plus compliqué que ce que nous nous apprêtons à vivre. Pour ce qui me concerne en tout cas. Et je ne me souviens pas vraiment m’être ennuyé. Sans pour autant être dans la sur- activité intellectuelle.
Je crois que notre monde a perdu sa capacité à l’introspection, et surtout qu’il est considéré comme indécent de s’autoriser l’arrêt. La pause. Eloge de la paresse. De celle qui permet, à mon sens, de s’accorder de savoir qui l’on est, ou tout du moins de tenter de le découvrir.
Mes lectures ? La route, de Cormac Mac Carthy, un roman d’apocalypse adapté au cinéma assez récemment (mais je n’ai pas vu le film avec Viggo Mortensen). Une histoire de fin du monde. Un monde désert et presque inhabitable. L’histoire d’un père et son fils dans la survie absolue. Beau et âpre. Je l’ai fini ce matin. A fuir si vous êtes déprimé.
Aussi la correspondance, que je lis au coup par coup, entre Albert Camus et Maria Casares. Des lettres enflammées, un quotidien qui démarre durant la seconde guerre mondiale. La plume de Camus, celle, plus naïve et fraîche de la
toute jeune femme qu’est à ce moment-là Maria Casares. Une autre idée de ce que peut être une correspondance, qui relève de la nécessité pour deux êtres qui s’aiment mais que la vie sépare. L’insistance de Camus parfois, l’insouciance de Casares (enfin c’est ce que lui reproche Camus).

La question qui me vient est la suivante : Serions-nous capables, aujourd’hui, d’entretenir une correspondance suivie comme le faisaient ces deux personnes il y a 70 ans ? Certes, ce sont des intellectuels, Camus est un écrivain, mais nous savons qu’ils ne sont pas des cas isolés. Faudra-t-il la période inédite que nous commençons à vivre pour le savoir ? En vérifier l’expérience? La pérennité ? Leur correspondance commence en 1943 et se poursuivra durant des années, sauf naturellement lorsqu’ils passeront du temps ensemble. Au risque de la répétition, mais visiblement, du moins au stade où j’en suis, sans lassitude. Il est intéressant également de traverser cette période de l’histoire et du théâtre, qui à l’occasion s’entremêlent, par le petit bout de la lorgnette. D’entendre parler d’auteurs qui se font rares comme J.M Synge, alors même que pour ma part je joue (ou plutôt je devais jouer en avril à Marseille, événement fortement compromis) une pièce de cet auteur Irlandais contemporain de Tchékhov.

Voici par ailleurs le texto que j’adresse à Nadia :
Bonjour Nadia,
C’est Philippe, de la compagnie du Huitième Jour. Nous nous sommes rencontrés il y a 2 semaines au théâtre de Corbeil et avons passé la journée à lire des scènes et des correspondances. Regardé une scène écrite par Ludovic et jouée par Thierry et lui. L’après-midi initiation à l’escrime de spectacle. Tout cela n’est plus possible à cause du virus qui nous oblige à rester chez nous.
Comment vas-tu? J’espère que tu ne manques de rien. N’hésite pas à m’écrire ce que tu fais. Tu peux également appeler si tu veux.
Bonne journée
Philippe Penguy

Voilà pour aujourd’hui. J’aurais pu également vous raconter mes séances d’entrainement dans le détail, vous dire quels films j’ai regardé, mais je crois que je fonctionne encore un peu au ralenti. Ce sera probablement pour une prochaine fois.
En attendant, portez-vous tous bien et passez une bonne semaine. J’attends vos retours avec impatience.

Philippe